Quand le chahut et la médiation bousculent le monde scolaire chacun à sa manière …

 

A travers ce sous-titre provocateur,  je propose tout d’abord un coup d’oeil dans le rétroviseur.

En 2002 déjà, Driss Abderrazak Alaoui, de l’Université de La Réunion, qui s’intéressait aux interactions agressives en milieu scolaire et leur résolution, a publié un texte sous l’angle ethongraphie à propos de la médiation des conflits à l’école.

 


Regard ethnographique sur la médiation scolaire

 

L’importance de l’ethnographie réside, entre autres, dans sa capacité de rendre étrange ce qui nous est familier et d’amener l’observateur par l’acte du regard à s’attarder sur l’observable pour le décrire et le problématiser. Le regard ethnographique place le détail voire même le micro-détail au centre des préoccupations de l’ethnographe, une tâche dure, qui nécessite de la part de ce dernier une organisation du sens fragmenté par la taille du détail.

Le regard ethnographique ressemble à une rivière qui tout en restant dans son lit se laisse emporter par la force du mouvement en traversant des paysages différents jusqu’au moment où elle se jette dans un cours d’eau plus important. C’est en travaillant, à partir d’une démarche ethnographique, sur la violence en milieu scolaire que je me suis intéressé à des moments non violents dans lesquels les protagonistes proposent des solutions pour mettre fin au conflit qui les oppose. Ce qui a capté plus mon attention, ce sont les différents rôles du tiers et notamment le tiers médiateur et la place de la médiation dans le processus de résolution des conflits.

La médiation

Souvent on définit la médiation comme une technique de gestion de conflits, ce qui d’ailleurs n’est pas faux, car la médiation offre aux protagonistes un espace de communication et de dialogue leur permettant de trouver par eux-mêmes des solutions à leur conflit. Mais cette définition n’est pas tout à fait exacte car la médiation n’est pas réductible à la somme des techniques utilisées au moment de la médiation. Prises isolément de ce qui fonde la médiation, ces techniques occultent les vertus du conflit et réduisent les protagonistes à des simples consommateurs d’un produit en vogue.

Pour sortir de cette situation et pour libérer la notion de médiation du principe de réduction, il convient de la penser en termes de modèle (Bonafé-Schmitt), de processus (Six, Bonafé-Schmitt, Gulliaume-Hoffnung) et de complexité.

La médiation est plus qu’une technique de gestion de conflits, c’est une façon d’être dans une société où le conflit est inévitable, c’est un défi que les médiés et le médiateur lancent aux situations conflictuelles quotidiennes, c’est une incitation à penser, un effort à produire pour accéder à une pensée réflexive, c’est finalement  » un mode de régulation sociale qui ferait appel à une autre forme de rationalité que celle, instrumentale, qui a marqué nos sociétés modernes  » .

Dans ce sens, la médiation devient un modèle quand elle cesse d’être enfermée dans une conception techniciste, quand elle se définit à partir d’un cadre théorique et conceptuel et quand elle mène les protagonistes à un méta-conflit dans lequel ils ne sont pas dépossédés de leur conflit au profit d’une tierce personne. Mais, ils exercent autrement leur pouvoir et jouent différemment et pleinement leur rôle d’acteur.

Dans cette perspective, le conflit peut trouver une solution dans une dynamique implicationnelle basée sur une compréhension mutuelle (Bonafé-Schmitt) des points de vue respectifs des protagonistes.

La médiation comme analyseur du monde scolaire en crise

Le recours à la médiation en milieu scolaire révèle au grand jour la crise du modèle de régulation sociale en place. Les signes de cette crise sont nombreux. A commencer d’abord par la résistance des forces instituées au sein de l’institution scolaire à l’institutionnalisation de la médiation. Cette résistance reflète chez certains enseignants, mais aussi chez certains chefs d’établissements la crainte de voir leur autorité éclater en mille morceaux et l’impossibilité de pouvoir faire classe ou maintenir l’ordre dans la cour de récréation.

Cette  » phobie  » nous montre l’écart qui sépare la culture des enseignants de celle des élèves. Les deux acteurs du monde scolaire n’attribuent pas le même sens au phénomène de médiation.

A vrai dire ce qui dérange l’institué scolaire ce n’est pas la médiation en tant qu’ensemble de pratiques spontanées, lesquelles ne sont nullement remises en cause par les enseignants, bien au contraire. Cependant les enseignants que nous avons interviewés lors de nos enquêtes sur la violence à l’école primaire associent la médiation organisée à la perte d’autorité et jugent insuffisante la capacité des élèves à bien gérer leur conflit.

Il est clair que la crainte qui habite ces enseignants se loge dans l’institutionnalisation de la médiation

Cet argumentaire est identique dans le fond à celui que P. Boumard et J-F. Marchat ont entendu chez des enseignants concernant le chahut en milieu scolaire et c’est pour cela qu’il me semble intéressant de comprendre pourquoi deux phénomènes différents suscitent quasiment les mêmes réactions.

Le chahut comme la médiation tous les deux sont des analyseurs du monde scolaire en crise et en même temps des éléments constitutifs d’un monde désiré par certains acteurs dépossédés du pouvoir décisionnel, un monde qui malgré la résistance des forces instituées est en train de naître mais qui n’est pas encore né.

Face à ces deux phénomènes souvent les enseignants n’arrivent pas à se situer en tant qu’agent institutionnel. L’évacuation de la dimension institutionnelle favorise des interprétations affectives des deux phénomènes en question et les vide de leur sens.

Le chahut comme la médiation sont deux phénomènes collectifs. Le premier implique la classe dans la construction d’un conflit de définition de la situation tout en essayant d’en imposer une autre dans laquelle le maître n’est plus maître de sa classe. La seconde ne peut exister si les protagonistes voire même la majorité des acteurs d’une classe ou d’un établissement ne partagent pas la même définition de la situation.

Ces deux phénomènes ont tous les deux un destinataire final qui est l’institution scolaire.  » Si le chahut est historiquement lié à la classe, dans la pratique il parle à l’institution, voire à la société des adultes en général « . La médiation par les  » savants de l’intérieur « (notion inventée par P. Boumard), tout en s’adressant dans l’immédiateté aux protagonistes, est un message concernant en premier chef l’institution scolaire. Un message qui revêt la forme d’une critique explicite du mode de gestion de conflits scolaires. Les acteurs des deux phénomènes ne cherchent pas à exclure l’enseignant du processus engagé, au contraire, les chahuteurs, comme les médiateurs et les médiés sollicitent sa participation, en tant que partenaire incontournable pour produire une analyse interne des situations scolaires vécues ensemble. Effectivement, ce message ne parvient pas directement à l’enseignant, car les incidents perturbateurs (dans le cas du chahut) et l’ampleur du désordre qu’ils occasionnent, fonctionnent comme obstacles empêchant le destinataire de saisir le sens qui se cache derrière la perturbation.

Cette comparaison, même si elle peut être qualifiée de sommaire et hâtive, nous éclaire sur l’institué scolaire. En ne voyant dans le chahut que son côté violent et perturbateur, cet institué dénature le chahut et le vide de son contenu. Cette réaction n’est pas réservée seulement à certaines formes de violence scolaire venant d’en bas, elle s’étend même à la médiation que l’on peut considérer comme une forme d’innovation et un mode de gestion non violent des conflits scolaires.

Malgré leurs différences, chahuteurs et médiateurs scolaires disent la même chose à l’institution. Tous les deux ne font qu’exercer, chacun à sa manière, leur citoyenneté.

La médiation par les pairs comme moment de citoyenneté

Dans un contexte social et scolaire caractérisé par une montée de violences sans précédent, par l’absence de repères et de limites, par l’incapacité des familles à jouer de leur socialisation, par la perte de l’esprit citoyen et par une crise de rapports : à la loi, à autrui, à soi-même et à la société dans laquelle on se trouve, l’école reste l’institution la plus sollicitée pour venir en aide.

Pour sortir de cette crise certaines propositions vont jusqu’à introduire un nouvel ordre dans les fonctions de l’école (instruction, formation et éducation à la citoyenneté) en donnant la priorité à la dernière fonction.

Ces propositions sembleraient omettre la complémentarité entre les savoirs scolaires et l’éducation à la citoyenneté. L’analyse de B. Jolibert nous montre que les savoirs scolaires ne peuvent que favoriser l’accès à la citoyenneté et ce en luttant contre l’ignorance, en donnant aux élèves les éléments nécessaires pour forger un esprit critique et en les conduisant à penser par eux-mêmes, à devenir libres et indépendants.

Ces savoirs disciplinaires  » posent la règle générale qui oblige à se discipliner. Ces savoirs sont la première forme objective que rencontre la liberté arbitraire de l’enfant.

La rigueur des disciplines scolaires, dans leur forme didactique parfois si décriée, implique que j’abdique de mes préférences particulières, proprement  » idiotes  » au sens étymologique, liées à mes origines, mes préjugés, ma culture, pour tenter d’accéder à un point de vue qui ne m’est plus personnel, mais qui est valable au-delà de ma petite personne et permet seul l’échange avec autrui. Par-delà mes préférences personnelles, les choix affectifs qui guident inconsciemment certaines options, par-delà l’histoire personnelle, en accédant au savoir scolaire on accède sinon à l’universel du moins dans son ombre scolaire, ce qui n’est déjà pas si mal : un contenu de connaissances qui résiste à mes propres caprices passagers.

Le problème n’est donc pas un problème de priorité, mais un problème de fond.

Si les acteurs du système éducatif sont quasiment d’accord sur l’importance et la nécessité d’une éducation citoyenne en milieu scolaire, dans la pratique les comportements des uns et des autres disent parfois le contraire. Plusieurs chercheurs ( P. Boumard, B. Defrance, F. Dubet) décrivent des situations scolaires dans lesquelles l’école reste encore un lieu de non droit rendant difficile l’élaboration d’un rapport  » sain  » à la loi et à la règle.

On a souvent entendu des élèves dire  » on ne gagne jamais contre un prof « ,  » un prof à toujours raison même s’il a tort « . A quoi sert un cours sur la démocratie si dans le quotidien scolaire certains principes démocratiques ne sont pas respectés ? Peut être ne soupçonne-t-on pas assez la gravité de telle attitude et ses conséquences sur ceux qui se sentent lésés, ceux qui n’auront que la violence pour affirmer leur existence ?

Si les savoirs disciplinaires permettent d’élaborer une citoyenneté abstraite, l’espace scolaire doit permettre l’émergence d’une citoyenneté concrète.

L’éducation à la citoyenneté et la transformation de l’école en espace où la loi est la même pour tous et où nul ne peut être juge et partie, sont les deux moments solidaires de la construction des situations scolaires dans lesquelles une implication forte et réelle de la périphérie me semble capitale dans la naissance d’un nouveau monde scolaire.

Dans cette perspective, la médiation par les pairs est par excellence l’un des moments forts de l’apprentissage et de l’exercice de la citoyenneté, elle est aussi une articulation des savoirs disciplinaires, savoir-faire et savoir être.

Plusieurs principes, aspects et éléments de la médiation scolaire se retrouvent dans les fondements de la citoyenneté. La médiation permet aux protagonistes de confronter leur point de vue sans faire appel à la violence et en dehors des influences et des contraintes directes. Accepter de confronter son point de vue c’est s’efforcer de pénétrer le cadre de référence de l’autre en tant qu’acteur différent, c’est aussi refuser de prendre son point de vue pour une vérité applicable à l’autre et sur l’autre. Ainsi la médiation, en tant que dispositif, aide les médiés à franchir un premier pas vers une inter-compréhension indispensable à la résolution des conflits en milieu scolaire mais aussi en dehors de cet espace. Cette démarche qui consiste à comprendre l’autre dans sa complexité, à découvrir ses valeurs et par la même occasion les siennes passe par l’éthique de la discussion (Habermas).

A la rupture définitive de l’interaction, les protagonistes s’engagent par une écoute impliquée afin d’installer leur communication dans la durée sans toutefois masquer ce qui a été à l’origine de leur conflit ou fuir les contradictions.

La solidarité est un autre aspect de la médiation que l’on trouve au cœur de la citoyenneté et qu’il ne faut pas dissocier de la responsabilité.

L’espace scolaire est un espace social où des interactions conflictuelles ne sont pas une denrée rare. Cependant ce qui reste rare dans une société où l’individu est atomisé c’est bien la solidarité et le manque d’implication. N’avons-nous pas observé pendant les moments de récréation des tiers spectateurs des malheurs des autres, d’autres indifférents refusant de se laisser toucher par ce qu’ils regardent ?

La médiation est une redéfinition du rôle du tiers dans des situations conflictuelles et dans lesquelles il cesse de se décharger du souci de solidarité.  » Répondre de l’autre, répondre à l’autre, c’est accomplir notre liberté, cœur de notre être. Pour être vraiment homme, j’ai à me laisser porter par ce mouvement en moi qui me dit que l’autre est en moi quelqu’un plus moi-même que moi ; ce qui signifie que lorsque je sors de moi-même en admettant l’existence de l’autre et en le promouvant, lorsque je rejoins l’autre comme étant au cœur de mon cœur, au cœur de mes préoccupations, je connais un élan de vie qui me fait plus homme. Alors que si je refuse cette présence de l’autre, si je l’élimine de mon horizon de ma pensée de ma passion d’amour, je me diminue moi-même, m’enferme en ce repli sur soi qui m’annihile « .

La médiation, à travers la solidarité qu’elle engendre entre les différents acteurs, participe au retissage du lien social là où il était défait, répare et consolide les relations entre les pairs et valorise les vertus du conflit.

Il me semble urgent que l’institution scolaire s’ouvre sur cette proposition émanant de ceux qui sont les acteurs et les victimes des violences qui déstabilisent le quotidien scolaire.

Après la médiation familiale, pénale, sociale… la médiation scolaire assurée par les  » savants de l’intérieur  » doit s’inscrire dans cette longue marche qui ne prône pas un monde sans conflit mais rétablit les liens là où ils sont rompus.

in Revue européenne de l’éducation, vol.1, n°2, 2002
http://socioconstructivismo.unizar.es/wp-content/uploads/2010/07/REE2.pdf#page=75 , consulté le 19-01-2016

Mis en ligne par Philippe Rase